"Chaque jour, je reçois des appels, des SMS, de patients désespérés": la pénurie de psychotropes risque de mettre des malades en danger
Faudra-t-il attendre des morts pour que les autorités sanitaires réagissent enfin face à la situation dramatique dans laquelle se trouvent aujourd’hui des milliers de Français atteints de troubles psychiques, faute de pouvoir se procurer des médicaments essentiels pour leur santé mentale? C’est en tout cas ce que redoute le Dr Florian Coromines, psychiatre libéral à Nice et vice président du syndicat FMF-spécialistes. "Chaque jour, je reçois des appels, des SMS, de patients désespérés à qui le pharmacien a répondu que leur médicament était en rupture de stock."
La pénurie de psychotropes ne cesse en effet de s’aggraver, touchant un nombre croissant de traitements: "Des médicaments de base en psychiatrie, indispensables à la stabilité mentale de milliers de patients, sont aujourd’hui en rupture totale, prolongée, et parfois sans aucune alternative. Et d’autres pénuries sont à attendre dans les mois à venir. C’est catastrophique", se désole le psychiatre.
Des pénuries chroniques, aux conséquences dramatiquesTout a commencé, il y a plusieurs mois, par la rupture du Concerta (méthylphénidate), un médicament très efficace contre les troubles de l’attention. Puis les pénuries se sont multipliées, touchant notamment l’un des rares régulateurs de l’humeur utilisés dans la dépression bipolaire, la quétiapine, mais aussi des antipsychotiques injectables à libération prolongée, indiqués dans la schizophrénie. Et depuis un mois, ce sont deux antidépresseurs, la sertraline et la venlafaxine, qui viennent à manquer.
"Ce sont les deux médicaments que l’on prescrit le plus dans la dépression. Aujourd’hui, ils sont introuvables. Je n’ai plus les moyens de soigner correctement mes patients." Certains se retrouvent sans solution thérapeutique, faute d’équivalent adapté, ou bien toléré. D’autres, brutalement sevrés, sombrent dans des états critiques. L’alerte n’est plus théorique: des hospitalisations ont déjà lieu, faute de traitement. "Ce matin encore, j’ai dû hospitaliser une patiente en dépression aiguë. Elle est sans traitement depuis plusieurs jours."
Les préparations magistrales, une alternativeFace à cette vague de pénuries et à la menace qui pèse sur leurs patients, les médecins ont proposé une solution: les préparations magistrales. Des versions personnalisées de médicaments, produites directement par des pharmaciens à partir de principes actifs disponibles. " En dermatologie, c’est courant. En psychiatrie, on peut faire pareil pour tous les médicaments. Et nous l’avons fait, pour certains antidépresseurs. Jusqu’à ce que l’Assurance maladie décide, il y a un mois, de ne plus les rembourser - au motif que leur coût est beaucoup plus élevé que les génériques- sauf protocole de remboursement préalable avec l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament, Ndlr). " Or, ces protocoles prennent des semaines, voire des mois, à être validés. "C’est ce qui s’est passé pour la quétiapine (un antipsychotique) et la sertraline; la négociation du prix de la préparation magistrale est toujours en cours pour ce dernier. Et pour d’autres médicaments, comme la venlafaxine, la procédure n’a même pas encore été amorcée! On se heurte à un mur administratif." Résultat: des médecins impuissants, des pharmaciens bloqués, et des patients sans traitement.
"Les principes actifs existent. Les pharmaciens peuvent fabriquer. On a la solution. Mais on se noie dans des négociations sur les prix. C’est absurde, s’exaspère le spécialiste. Il est urgent que ces préparations soient automatiquement remboursées dès qu’une pénurie est constatée, afin de garantir un accès rapide et équitable aux traitements pour les patients."
Vers un point de rupture?Ce chaos pharmaceutique survient alors que la psychiatrie française est déjà sous tension extrême: manque de praticiens, hausse exponentielle des troubles, files d’attente interminables pour accéder à une consultation… "La santé mentale est déjà le parent pauvre de la médecine. Là, on lui coupe les jambes." Et le pire est peut-être à venir. Des tensions apparaissent désormais sur le lithium, traitement clé de la bipolarité. "Si sa pénurie devient effective, le risque suicidaire explosera", alerte le Dr Coromines.
Si l’ensemble de l’Europe est touché par des tensions d’approvisionnement, la France est particulièrement vulnérable. Les laboratoires y sont peu rémunérés pour leurs médicaments, ce qui les incite peu à y acheminer leurs stocks.
Alors que 2025 a été déclarée "année de la santé mentale", les soignants dénoncent un cynisme absolu. "On débat du surcoût lié aux préparations magistrales, mais il faut comprendre qu’on ne parle pas de bobologie! Les médicaments qui manquent aujourd’hui empêchent des suicides, des hospitalisations, des soins intensifs, des arrêts de travail prolongés, des décompensations graves pouvant mettre en danger la vie des patients ou celle d’autrui... Le coût humain et économique qu’ils représentent est bien supérieur à celui des préparations magistrales." Le psychiatre appelle les médias, les patients, les familles à ne pas se taire. À alerter, questionner, secouer les autorités. " Il faut que les patients sachent. Qu’ils puissent en parler avec leur médecin. Qu’ils anticipent. Et surtout qu’ils comprennent que ce n’est pas un cas isolé. C’est tout un système qui est en train de flancher."
Au-delà d’un dysfonctionnement administratif banal, la France fait face à une crise de santé publique. Si rien n’est fait rapidement, elle coûtera des vies.
Nice Matin